CHARLES CASIMIR, « PÈRE » DE LA LIGNÉE DAURAY
PAR MARC DORÉ
Un drôle de personnage que ce Charles Casimir Dauray.
Ce célibataire par profession – il était prêtre catholique romain – est à l’origine d’une lignée Doré qu’il aura enfantée, au moins spirituellement et idéologiquement, en lui donnant une origine mythique et une orthographe inventée pour coller au plus près à la genèse familiale sublimée qu’il avait concoctée.
Né Charles Casimir Doré le 15 mars 1838, à Marieville, Québec, il est le cinquième enfant -- et le troisième garçon -- de Casimir Doré, menuisier, et Louise Messier dite St-Francois. Leur mariage, le 13 juillet 1830, est la seconde union de Casimir père, veuf d’Emilie Pepin Descardonnets avec qui il a eu un seul fils, Joseph, né le 10 octobre 1818. Emilie Pepin décède le 3 mai 1830 ; elle a 31 ans. Un peu plus de deux mois plus tard, Casimir épouse Louise Messier, 18 ans. Ils auront ensemble 14 enfants en 15 ans ; la dernière-née, Rosalie, sera baptisée à Marieville le 6 avril 1855, quelques jours avant la sépulture de son père, le 12 du même mois. (photo du registre de Marieville ci-contre)
Adolescent orphelin, élevé dans une famille monoparentale dans des conditions économiques difficiles, Charles Casimir est remarqué par un prêtre du diocèse catholique de Saint-Hyacinthe, le curé Édouard Crevier, qui a fondé à Marieville en 1855 le Collège de Marieville. Cette institution académique « moderne » est ouverte sur tous les fronts du savoir de l’époque; les jeunes garçons qui y sont recrutés par le curé Crevier reçoivent une éducation qui combine le cours classique traditionnel avec une formation plus technique destinée aux futures agriculteurs, commerçants et entrepreneurs canadiens-français. A cause de la proximité des États-Unis avec lesquels des liens de plus en plus étroits se nouent après la fin de la Guerre de Sécession (1861-65), les Canadiens-français se lançant nombreux sur les routes de la Nouvelle-Angleterre en quête de travail et de terres, le collège offre aussi un accès à la langue anglaise. Le curé Crevier est un personnage important de l’histoire du Canada français en Montérégie au XIXe siècle. Un monument à sa mémoire est érigé à Marieville.
SOURCES
Société d'histoire de la seigneurie de Monnoir
Notice nécrologique d'Edouard Crevier
Lui-même issu du monde rural (il est né le 5 novembre 1799, au Cap-de-la-Madeleine ; décédé le 22 janvier 1881, à l’Hospice Sainte-Croix de Marieville, qu’il avait fondé), le curé Crevier est séduit, raconte le biographe du Monseigneur, par l’intelligence et la spiritualité du jeune Charles; et il offre à sa mère Louise Messier de prendre à sa charge l’éducation du jeune homme.
À 15 ans en 1853, l’année même de la création d’une nouvel établissement d’études secondaires par le curé Crevier, Charles Casimir Doré entreprend sous la houlette du fondateur du collège de Sainte-Marie-de-Monnoir des études qui le mèneront, après ses humanités, d’abord vers le droit à Montréal en 1861, puis vers le sacerdoce au Séminaire des Sulpiciens à Montréal à partir de l’automne 1863. Il sera ordonné prêtre le 17 décembre 1870, à la cathédrale de Saint-Hyacinthe. Après quelques séjours dans des paroisses du diocèse, il est nommé à l’automne 1871 directeur du Petit séminaire de Sainte-Marie-de-Monnoir, son alma mater.
Mais des problèmes de santé importants le poussèrent en touche et à l’automne 1872, sur la recommandation de son médecin, il partit pour les cieux plus cléments du Rhode Island, où son frère aîné Hippolyte était déjà installé à Woonsocket. Ce qui ne devait être qu’un séjour de repos se transforma rapidement en une installation permanente. Curé de paroisses à forte composition franco-canadienne, Mgr Dauray fut le personnage central de l’installation de ces migrants francophones et catholiques en Nouvelle-Angleterre, en mettant sur pied dans le petit État du Rhode Island, les institutions d’éducation et de santé indispensables à la préservation, au moins jusqu’au début du XXe siècle, du caractère franco-catholique de ses ouailles.
Durant toutes ces années, Charles Dauray conserva des liens forts avec les membres de sa famille canadienne, pour un temps d'ailleurs tous installés autour de lui en Nouvelle-Angleterre. Il vécut à Woonsocket avec différents membres de sa famille, dont sa mère Louise Messier qui devait décéder dans cette ville du Rhode Island en 1894; sa sœur veuve Émeline Dauray Bédard, mère de son neveu George Bédard, devenu prêtre et qui succéda à son oncle dans ses fonctions ecclésiastiques; et, à tour de rôle, des nièces employées à son service au presbytère du Précieux-Sang de Woonsocket.
Mais on retrouve aussi le nom de Charles dans des recensements du Canada (celui de 1891, où il est censé résider à Marieville, avec sa mère Louise), preuve qu’il avait peut-être gardé l’intention d’y revenir un jour; il fit quand même des allers-retours occasionnels jusqu’à la fin du siècle et le décès de sa mère. Il était ainsi présent aux funérailles du curé Crevier, en 1881… mais sous le nom de Charles D’Auray avec apostrophe, curé de Woonsocket, R.I., comme on peut le lire dans le panégyrique prononcé à cette occasion.
Son leadership familial fut éventuellement contesté par son frère cadet Joseph, un médecin formé lui aussi au collège de Marieville et installé dans la même région de la Nouvelle-Angleterre. La brouille entre les deux frères aboutit à la disparition complète de Joseph de la biographie de Charles publiée par Ambrose Kennedy, en 1948, ainsi qu’à la « mise au point » historique par une descendante de Joseph, en 2011.
Mais son influence s’étendit bien au-delà de sa mort. Il était assez bien connu dans cette région pour que la Marine américaine baptise l’un de ses navires, du nom de Charles Dauray, durant le Seconde guerre mondiale. Le Charles Dauray était un Liberty Ship construit en 1943-44 et qui contribua à approvisionner la Russie par le nord durant les dernières années du conflit. Le navire a navigué jusqu’en 1967. La photo montre un navire très semblable au Charles Dauray, puisqu’ils étaient construits en série, comme des automobiles.
DEUX SOURCES HISTORIQUES
Outre les actes officiels, donc, on trouve les principales informations sur cette famille Dauray dans les deux publications suivantes:
Une biographie de Monseigneur Charles Casimir Dauray (il est décédé en 1932) a été publiée en 1948, à Boston, chez l’éditeur Bruce Humphries. L’auteur de Quebec to New England, The Life of Monsignor Charles Casimir Dauray est Ambrose Kennedy, un proche de Charles Casimir Dauray et de l’Église diocésaine de Providence, au Rhode Island. Cet Irlando-américain fit d’ailleurs ses études classiques au collège de Saint-Hyacinthe où il apprit le français. Kennedy fut ensuite principal et enseignant au Blackstone High School, R.I., avant d’entreprendre des études de droit qui le mèneront éventuellement vers la politique à la législature de l’État du Rhode Island.
L’autre document est une recherche historique au contenu parfois étonnant publiée en 2011 par Deborah Ann Dauray et intitulé Jeanne of the Ditch, The Mystery Dore / Dauray. Le livre d’Ambrose est une sorte de biographie officielle de Monseigneur Dauray; l’autre document s’attache à fouiller des moments pas toujours glorieux de la famille Dauray où il est question d’une secte catholique, de son gourou omnipuissant et d’un héritage millionaire disparu dans les limbes…
Deborah Ann Dauray écrit aussi quelques pages sur le changement de patronyme de sa lignée, reconnaissant d’abord que sa famille est de la descendance de Louis Doré du Vivier-Jusseau. Et elle reproche à son arrière-grand-oncle d’avoir tenu des propos contradictoires : il incitait ses paroissiens canadiens-français à conserver jalousement leur nom français devant la menace de l’assimilation anglo-américaine, mais il fut à l’origine du changement définitif du patronyme de sa propre lignée!
Comme on l’a expliqué dans l’autre texte sur la famille Dauray publié sur ce site, c’est à partir du milieu du siècle et après le décès du père de famille Casimir Charles Doré, que le patronyme se mit à changer dans les registres officiels. Et c’est Charles Doré, le futur monseigneur Dauray, qui fut à l’origine de ce changement qui toucha toute sa famille et jusqu’à son père pourtant décédé!
Qu’est-ce qui pouvait bien pousser un jeune étudiant à transformer sa lignée? On ne le sait pas formellement, mais je risque quelques pistes d’hypothèse, qui passent par la Révolution française, la guerre des Chouans et l’ultramontanisme dans l’Église catholique.
SOURCES:
Ambrose Kennedy, Quebec to New England, The Life of Monsignor Charles Casimir Dauray, Bruce Humphries, Boston, 1948
Deborah Ann Dauray, Jeanne of the Ditch, The Mystery Dore / Dauray. Cet ouvrage est plus difficile d'accès puisqu'il faut l'acheter par abonnement sur la plateforme Kindle d'Amazon et qu'il ne semble pas possible de la rendre accessible à tous.
L’ULTRAMONTANISME EN BRETAGNE... ET AU QUÉBEC
C’est dans les tourbillons de la révolution française que prend naissance, en opposition aux idéaux révolutionnaires, un mouvement catholique romain qui fera sentir ses effets jusqu’au XXe siècle en France, ailleurs en Europe et même en Amérique du Nord francophone et catholique. L’ultramontanisme affirme la suprématie idéologique et politique du pape de Rome (la ville est située « au-delà des montagnes » par rapport à la France, ultra montisen latin) sur les institutions civiles des États nationaux ; il cherche à réserver le monopole de l’éducation des jeunes, y compris la formation universitaire, à l’autorité ecclésiale ; il s’attaque aux effets de la révolution libérale et même à la révolution industrielle. Au Québec, dans les années 1810-20, l’ultramontanisme s’implante sous l’influence du prêtre breton Jean-Marie de La Mennais fondateur des Frères de l’Instruction chrétienne, et d’abord au Séminaire de Saint-Hyacinthe, dans les années 1820-30. Le mouvement devient militant à partir de 1840, d’abord sous le premier évêque de Montréal Jean-Jacques Lartigue, puis sous son successeur Ignace Bourget. La très forte influence de cette idéologie va dominer la société québécoise jusqu’aux années de la « révolution tranquille » de 1960-70 !
Durant la Révolution française, l’ultramontanisme connut ses martyrs, des prêtres qui refusèrent de reconnaître l’autorité de l’Église nationale républicaine que les révolutionnaires cherchèrent d’abord installer. La hiérarchie catholique fut dès lors active dans l’opposition à la révolution et chercha à restaurer la monarchie chrétienne sur le pays. Cette idéologie réactionnaire allait éventuellement alimenter les ultramontains canadiens avec l’arrivée de congrégations de prêtres françaises que Mgr Bourget fit venir au Canada entre 1840 et 1870.
En Bretagne, la région d’Auray est connue comme étant le lieu de naissance de Georges Cadoudal, chef de la rébellion des chouans catholiques et monarchistes contre la république et la révolution françaises durant les années 1790. Défait, Cadoudal fut guillotiné sous l’empereur Napoléon Bonaparte, en juin 1804 ; sa famille fut anoblie après la restauration de la monarchie avec Louis XVIII sur le trône. Un monument construit en 1830 (un mausolée, en fait) lui rend hommage à Auray.
D’autre part, il a bel et bien existé une famille appelée d’Auray, dont les origines nobles remontent aux années 1100. Cette famille avait des branches normande et bretonne, la dernière seule ayant subsisté. Sans entrer dans les péripéties, alliances familiales et autres avatars historiques, disons que le nom d’Auray est porté encore en ce début de XXIe siècle par les représentants d’une famille qui a accolé le nom Auray au sien : la famille du marquis d’Auray de Brie et de Saint-Pois.
Le site sur la noblesse bretonne qui fournit ces informations mentionne deux choses d’intérêt pour les lecteurs qui se sont rendus jusqu’ici dans cette saga : il y a Auray une famille Martin qui a accolé le nom d’Auray au sien, mais elle n’a aucun lien de parenté avec les féodaux.
Le dernier représentant de la lignée d’Auray serait « Jean-Baptiste-François d’Auray, vicomte de Brie, seigneur en partie de Ciré, de Saint-Pierre de l’Isle, de Saint-Mesme, né en 1741, qui prit part en 1789 aux assemblées de la noblesse tenues à Saint-Jean d’Angely, qui servit à l’armée des Princes et qui vivait encore à La Rochelle en 1817. Cependant les représentants de la branche de Saint-Pois, seule subsistante en France, croient qu’un rameau détaché de cette branche s’est perpétué jusqu’à nos jours au Canada. » Certaines informations qui restent à valider laissent croire que Charles Dauray a eu des contacts à quelques reprises avec des membres de la famille de Saint-Pois-et-d'Auray.
SOURCE : http://www.infobretagne.com/famille-auray.htm
Bouclons la boucle : par les représentants de l’ultramontanisme très présents dans la Montérégie du XIXe siècle, la famille Dauray a fort bien pu s’identifier au mouvement qui, en Bretagne, mettait de l’avant les valeurs catholiques militantes, autorité papale, royaliste. Monseigneur Charles Casimir Dauray incarnait lui-même tous les traits de cette acculturation idéologique : né dans un milieu traditionnel catholique, élevé dans des écoles et une tradition ultramontaines , transplanté dans un milieu possiblement hostile, il sera allé s’appuyer sur l’histoire pour se transplanter, et sa famille avec lui, dans un monde féodal où le respect de Dieu et du Roy est la règle.
Le blason dont s’était doté Mgr Dauray illustre, en raccourci, cet objectif et sa vie.
LE BLASON DE MGR CHARLES CASIMIR D'AURAY
Ce blason est composé de quatre quartiers, séparés par une croix. Le 1erquartier porte le symbole du Sacré-Cœur de Jésus ; bien connu dans les milieux catholiques depuis le début XIXe siècle, c’est le symbole de la lutte des chrétiens contre le monde civil laic.
Le 2equartier est composé d’un motif graphique qu’on appelle, en héraldique, fusées (losanges) et contre-fusées (losanges étirés). En héraldique toujours, un groupement de plusieurs fusées symbolise « l’exécution de grands desseins militaires avec des moyens lents ». Notons que l’ancien blason de la ville d’Auray était formé de losanges d’or et d’azur.
Le 3equartier porte trois fleurs de lys, motif des rois de France depuis 1364.
Le 4equartier porte la feuille d’érable, symbole du Canada français au XIXe siècle.
La devise se lit : "Cum ipso numquam retro", ce qui peut vouloir dire, "Ne jamais reculer". Ce n’est sans doute pas une coincidence, la devise de la famille noble française Saint-Pois, qui a hérité du nom d’Auray après la disparition de la lignée vers 1817, est "Retro numquam", qui veut dire la même chose. Et son écu est d’or et d’azur losangé.
Dernier détail historique qui rappelle le soutien de la monarchie française à la révolution américaine naissante : c’est au port d’Auray que Benjamin Franklin, ambassadeur du Congrès américain, prit pied sur le sol de France, en 1776, à la recherche de l’appui de la France encore monarchiste dans la guerre d’indépendance des 13 colonies contre les Anglais. À titre de nouveaux étatsuniens nourris d’histoire de France, les Dauray auraient pu connaître cette anecdote qui permettait de faire un lien entre leurs origines françaises sous la monarchie chrétienne d’avant la Révolution française, et leur nouveau pays, les États-Unis d’Amérique, libérés du joug anglais avec l’aide de la France de La Fayette.
Concluons : comme l’écrit Deborah Ann Dauray, les Doré descendants de Casimir Doré n’ont jamais été des Dauray (ou des D’Auray, comme parfois ils l’écrivent encore) que dans leur imaginaire familial ; leurs ancêtres ne sont pas bretons mais saintongeois. Simplement, ils ont été transmutés dans les rêves d’un adolescent canadien-français. Ses « descendants » par leur patronyme continuent de s’étendre aux États-Unis, fiers de leur nom, réel ou imaginaire, mais fiers aussi de leurs origines : certains parlent encore français, ou à tout le moins le comprennent; d’autres viennent encore en pèlerinage sur la tombe de leur ancêtre Casimir Doré, à Marieville.