DAURAY: UNE LIGNÉE INVENTÉE DE TOUTES PIÈCES
Les cinq frères Dauray (archives familiales Dauray)
PAR MARC DORÉ
C’est une image saisissante. On voit sur la photo cinq hommes en redingote au col à larges revers, portant veste, chemise et cravate. Cinq hommes qui ont l’air d’être dans la trentaine. S’ils se ressemblent, c’est que ce sont cinq frères, les fils de Casimir Charles Doré, de Marieville, Québec, un arrière-petit-fils d’Étienne Doré, fils de l’ancêtre Louis Doré. Ils ont l’air a de prospères bourgeois du XIXe siècle, mais leur père était un simple cultivateur qui exerçait aussi les métiers de menuisier et de charron. Dans les archives, on apprend que deux des frères feront des études prolongées pour devenir, l'un prêtre, l'autre médecin; les trois autres seront forgerons ou menuisiers. Dans les années qui suivront la fin de la Guerre de Sécession américaine (1861-65), ils émigreront en Nouvelle-Angleterre; leurs descendants vivent toujours aux États-Unis.
Trois des frères sont assis, au premier plan ; les deux autres sont debout derrière. Au centre, dans un fauteuil confortable, un ecclésiastique : c’est Charles Casimir, il porte les mêmes prénoms que son père, il est le quatrième des 14 enfants du couple de Casimir Charles Doré et Marie-Louise Messier nés entre 1831 et 1855. Il est le seul à regarder directement l’objectif de l’appareil photo ; ses quatre frères ont le regard plutôt dirigé vers leur droite.
De chaque côté de Charles (né en 1835), assis sur des chaises droites, ses deux frères plus âgés, sans doute : Hippolyte (l’aîné né en 1831) à gauche sur la photo, et Louis (né en 1834) à droite. Derrière, Joseph (né en 1846) et Pierre (né en 1853, moins de deux ans avant le décès de leur père en 1855).
Ce sont évidemment en partie des supputations, parce que la photo ne s’est pas rendue jusqu’à nos jours avec sa légende explicative. Cette image provient des archives de la famille Dauray ; elle a été publiée dans un livre numérique écrit par une descendante de Joseph Dauray. Selon l'autrice Deborah Ann D’Auray, l’homme qui se tient debout à gauche est son arrière-arrière-grand-père Joseph ; on peut aussi identifier facilement Charles, l’ecclésiastique, par son col romain. Pour les trois autres frères, on présume que les plus âgés sont placés de chaque côté du prêtre de la famille, et que le dernier-né est à droite derrière.
La photo a été prise après 1863. À l’automne de cette année-là, Charles met fin à des études de droit, entreprises en 1861, pour entrer au Grand Séminaire de Montréal en théologie ; il sera ordonné prêtre le 17 décembre 1870 et le col romain fera dorénavant partie de son habillement quotidien. Il est vraisemblable que la séance de pose ait eu lieu vers cette époque, mais il est possible aussi qu'elle ait été faite en Nouvelle-Angleterre, où les cinq frères ont résidé simultanément après 1873. L’intérêt de cette photo, c’est qu’elle identifie précisément les membres d’une famille qui ont systématiquement décidé de modifier leur arbre généalogique en changeant l’orthographe de leur patronyme et en s’identifiant à une lignée éteinte de la noblesse française, avec laquelle ils n’ont aucun lien de parenté réel. Suivons donc le déroulement chronologique de cette démarche exceptionnelle.
Si on cherche un peu dans les vieux documents, on peut trouver les traces de tous ces "Dauray" (c'est le nom qu'ils se sont forgé) dans les registres paroissiaux des baptêmes, mariages et sépultures du Québec, sous le nom de Doré. Quand leur père Casimir Charles s’éteint en 1855, c’est un Doré qui figure dans le registre paroissial des sépultures de Marieville, sur le vingtième feuillet, page de droite (voir ci-contre). Sur la page de gauche, le dernier enfant de Charles, une fille, Rosalie, commence sa vie sous le nom de Doré, quelques jours avant la mort de son père.
C’est après le décès de leur père que les Doré commencent le travail de modification de leur patronyme, et ce ne sera pas une chose facile, qui prendra du temps et sans doute bien des efforts. Dans les registres, on se rend compte par exemple qu’une partie de la famille est scolarisée, mais que l’autre « ne sait signer », selon la formule habituelle. À ce sujet, cette famille est typique des grandes lignées canadiennes-françaises du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Seuls quelques individus sont dirigés vers l’éducation supérieure ; les autres deviennent cultivateurs ou apprennent des métiers liés au monde rural : forgeron, menuisier, charron, etc. Les filles sont peu éduquées, elles sont destinées au travail domestique et à la reproduction. Cette stratégie est supervisé par le clergé, qui s’assure que les postes-clés de la société seront pourvus d’un titulaire. Chez les Doré de Marieville, cet « ange tutélaire » ce sera l’abbé Edouard Crevier.
Mais il faudra plusieurs épisodes pour arriver au patronyme Dauray.
Premier épisode
15 janvier 1857. C’est le baptême de Paul Hyacinthe Doré, fils de Hypolitte Doré, forgeron, et de Celina Tetro. La marraine est Louise Messier, grand-mère de l’enfant et mère du père, « qui n’a pas su signer ». Les enfants « de défunt Charles Casimir » sont encore des Doré.
2e épisode
La première trace du nom Dauray apparaît en 1859, le 23 juin, au baptême de Louis Charles Stanislas Doré, fils du demi-frère Joseph Doré et de son épouse Mathilde Beaulieu. Le registre se lit : « Le parrain a été Charles Doré soussigné et la marraine Mathilde Doré qui n’a su signer. » Mathilde est la nièce de Charles née en 1840, et la sœur de l’enfant ; la fille donc de Joseph Doré premier du nom. L’intérêt du texte du registre, c’est que le parrain signe « Ch. Dauray », même s’il est identifié par le prêtre officiant comme étant Charles Doré. Il est alors étudiant au collège Sainte-Marie de Monnoir fondé par son protecteur le curé Edouard Crevier.
3eépisode
Le 26 août 1861, on célèbre le mariage de Louis Doray, menuisier, avec Sophie Brien dite Durocher. Une dispense des deux derniers bans a été accordée par le vicaire général du diocèse de Saint-Hyacinthe, Edouard Crevier. Le mariage est célébré « en présence d’Hypolite Doray et de Charles Doray ». Deux signatures nous intéressent : celle de "Chs Dauray", une écriture ample qui déborde sur les lignes du haut et du bas, l’écriture d’une personne qui a l'habitude d’écrire; et "J. Dauray", une écriture plus laborieuse, plus timide. L’épouse signe aussi, mais pas le marié. Encore une fois, il y a divergence entre les noms annoncés par le prêtre qui signe le registre et les signatures des témoins.
Les Dauray profitèrent sans doute de la migration familiale vers les Etats-Unis pour changer leur nom, puisque la chose semble s’être produite définitivement durant la décennie 1870.
C’est en effet tard à l’automne 1872 que Charles Dauray, malade, répondit à une invitation de l’un de ses frères qui était déjà rendu en Nouvelle-Angleterre. Selon son biographe officiel NOTE 1, c’est à l’invitation de l’aîné de la famille, Hippolyte, déjà installé à Pawtucket, Rhode Island, qu’il vint se reposer dans un climat plus doux que celui du Québec. Mais d’après une de ses lointaines petites-nièces NOTE 2, c’est un autre de ses frères, Joseph, médecin d’abord au Connecticut puis à Woonsocket, R.I., qui fut à l’origine de l’invitation.
On ne sait pas quand Hypolite Dauray, qui était forgeron, est parti pour les Etats-Unis, mais il s’appelle dorénavant Dauray. Le changement apparaît dans le recensement de 1861; on trouve Hypolite Dauray, 30 ans, forgeron, qui réside à Sainte-Marie de Rouville, avec sa femme Celina Tetreault, 24 ans, ainsi que leurs enfants : Celina 6 ans; Hipolithe 4 ans; José (?) 3 ans; Didace (?illisible) 1 an. Une sœur d’Hypolite, Philomène, 16 ans, réside aussi dans cette maison; son nom s’écrit aussi Dauray.
NOTE 1
Kennedy, Ambrose, Quebec to New England, The Life of Monsignor Charles Dauray, Bruce Humphries Inc, Boston, Mass., 1948
NOTE 2
D'Auray, Deborah Ann, Jeanne of The Ditch, The Mystery Doré-Dauray, Minuteman Press, Huntington, West Virginia, 2011
4eépisode
4 novembre 1867. Mariage d’Amable Charon avec Elmire Doré, sœur de Charles. Il y a dispense d’un ban accordée « par le grand vicaire de ce diocèse Messire Edouard Crevier ». « En présence d’Amable Charon, père de l’époux, de Casimir Doré frère de l’épouse et autres parents. » Ici, les signatures sont très révélatrices en étant très différentes. Ainsi, on peut lire les noms de Joseph Doré (grosse écriture laborieuse), P Dauray (belle calligraphie), Melina Dauray, Malvina Dauray; Gregoire Daurey et Joseph Daurey (ces deux derniers noms avec un « e »); une dernière qui pourrait être L Doréy ou Dorey. Casimir Doré est sans doute Charles Dauray, caché sous son autre nom. Il ne signera d’ailleurs pas.
5eépisode
16 novembre 1868. Mariage entre Olivier Foisy, veuf, cultivateur demeurant à « Donelsonville » aux Etats-Unis. Et Mercelline Dauray, fille de défunt Charles Dauray et de Louise Messier. Dispense de deux bans accordée par messire Edouard Crevier grand vicaire de ce diocèse, « en présence de Casimire Dauray, ami de l’épouse, et de Louis Dauray, frère de l’épouse, et autres qui ont signé avec l’époux, l’épouse n’a su le faire. » Les signatures : Jos D’auray, Pierre Dauray, Joseph Daurey. On note que le nom du père Charles Doré, décédé en 1855, est transformé pour la première fois. On note aussi que « Casimire Dauray » (c’est le nom de Charles) est présenté comme « ami de l’épouse » qui est pourtant sa sœur, et qu’il ne signera pas le registre. L’évènement met aussi en présence les deux fils de Charles Casimir Doré prénommés Joseph et on remarque qu’ils n’écrivent pas leur nom de la même manière.
6eépisode
3 novembre 1875. Mariage entre Célestin Bédard, et Méline D’Auray, fille majeure de feu Charles Casimir D’Auray menuisier et de Louise Messier. En présence d’Alexis Bouvier prêtre, vicaire ainsi que de Michel Monty et de Louis D’Auray parents des époux, qui a déclaré ne savoir signer. Remarquez la suite de l’évolution du patronyme, maintenant écrit avec deux majuscules et l’apostrophe, dans une forme évocatrice de la noblesse française.
7eépisode
En 1881, au panégyrique du curé Édouard Crevier, à Marieville, suivant son décès, "Charles D’Auray" fait partie des anciens étudiants présents à titre de curé de Woonsocket, Rhode Island. Noter l’orthographe du patronyme. Étonnamment, ce n'est pas la fin de l'histoire, car ce sera sous le nom de Dauray que finalement Monseigneur Charles Casimir Dauray finira sa vie et qu'il entrera dans les livres d'histoire du Rhode Island et même des États-Unis lorsque son nom sera attribué à un navire de guerre de la Marine américaine. La vie de ce personnage vaut la peine d'être racontée. CLIQUEZ sur ce lien pour en savoir plus.