L’histoire d’Étienne Doré, partie 2. LE NOTABLE DE SAINT-EUSTACHE
Après le baptême du bébé Vary, Étienne Doré s’installe dans la région de l’île Jésus; il y rencontrera sa fiancée, Louise Coron, qu’il épousera le 8 avril 1766 dans la petite église de Sainte-Rose-de-Lima, la paroisse située au centre-nord de l’île Jésus. Cette paroisse vivra des années difficiles par la suite, un conflit ouvert entre les paroissiens et l’évêque "non officiel" de Québec Jean-Olivier Briand autour du refus (ou de l'incapacité) de ce dernier de nommer un nouveau curé à Sainte-Rose. Le conflit, sur lequel soufflèrent même des odeurs d’ex-communion, a peut-être incité le nouveau couple à choisir de s’installer à Terrebonne où la famille Coron avait par ailleurs des intérêts professionnels.
parc MARC DORÉ
La registre paroissial de Sainte-Rose-de-Lima rapporte qu’Étienne Doré est « le fils de feu Louis Doré et Charlotte Gingras ses père et mère de la paroisse de St-Augustin »; la mariée est aussi orpheline, son père Jean étant décédé quelques années auparavant. Louise Coron a 18 ans; elle vient d’une famille de notables. Elle est la petite-fille du notaire François Coron, notaire seigneurial de l’île Jésus en 1720, et notaire royal de l’île Jésus, Lachenaie et Terrebonne en 1730. Son premier fils, Charles-François Coron (1721-1767), notaire lui aussi même s’il fut d’abord tailleur, est donc l’oncle paternel de Louise Coron. Sous le régime anglais, Charles-François Coron cultive de bonnes relations avec la nouvelle administration coloniale et obtiendra rapidement la commission lui permettant d’exercer son métier juridique jusqu’à son décès.
À propos du patronyme Coron : on trouve parfois dans les documents Coran, Corron, Cauron; éventuellement, au XIXe siècle, ce patronyme deviendra Caron, tel qu’on le connaît aujourd’hui. La Ville de Sainte-Thérèse honore le notaire Coron en baptisant une rue et une place sous le nom de Charles-François Caron.
Dès 1767, Étienne et sa femme demeurent à Sainte-Rose, mais c’est à Terrebonne qu’ils font baptiser leur premier enfant, une fille nommée Marie-Louise, le 21 juillet 1767; la situation paroissiale difficile à Sainte-Rose y est sans doute pour quelque chose. Puis il y a un hiatus, on ne sait plus où ils vivent. Leur deuxième enfant, Marie, est baptisée vers 1769, dans un lieu inconnu selon Nos Origines, à Saint-Eustache selon le PRDH. Leur troisième enfant est baptisé à Saint-Eustache où la famille s’établira; prénommé lui aussi Etienne, il naît le 8 avril 1771, à Saint-Eustache. Il y vivra 60 ans, jusqu’à son décès le 10 décembre 1831. Il s’y marie le 6 février 1792 avec Marie Josèphe Poirier, du village de Saint-Laurent sur l’île de Montréal. Les derniers enfants vivants d’Étienne père et Marie-Louise Coron, des filles prénommées Euphrosine, Marie Charles, et Marie Joseph, naissent en 1773, 1775 et 1781. Le cas d’une autre fille nommée Archange n’est pas clair : on n’a pas son acte de baptême, mais elle est donnée comme la fille d’Étienne Doré et Marie Louise Coron dans un acte de mariage de 1814.
La vie d’Étienne Doré, en tout cas celle qu’on peut suivre à travers les divers registres publics, ressemble à l’intégration d’un fils de paysans canadiens dans la classe dirigeante qui se met en place après la Conquête.
D’abord, son mariage avec une jeune femme membre d’une famille de notables, les Coron. Ensuite, le mariage de leur fille aînée, Marie Louise, avec Jean McKay, dont la famille fait partie des grands propriétaires terriens et autres seigneurs de la région au nord des Mille-Îles : les Globensky, les Guy, les Dumont, Debartzch, Bellefeuille. Tous ces grands noms, des seigneurs et officiers de milice, se retrouvent aux moments clés de l’histoire familiale d’Étienne Doré, les mariages de ses filles. Ainsi, Euphrosine épouse François Bellefeuille, capitaine de milice; Charlotte épouse Hyacinthe Leclerc; et Archange entre dans la puissante famille Guy. Plusieurs d’entre eux joueront un rôle important dans les années qui précéderont les événements de 1837-38; pour la plupart, ils seront du camp loyaliste à l’administration britannique. Plusieurs seront actifs dans la milice, et au moins un, Maximilien Globensky, fut à la tête d’un groupe de volontaires loyalistes qui firent le coup de feu contre les patriotes lors de la bataille de Saint-Eustache et la mise à sac de Saint-Benoit, les 14 et 15 décembre 1837.
Les registres permettent de voir qu'Étienne Doré est plutôt bien intégré dans la classe dirigeante canado-anglaise. On apprend ainsi que l’ancien prisonnier de la bataille des Plaines a obtenu une commission de capitaine de milice à Saint-Eustache, ce qui constitue une reconnaisse formelle de ses qualités de leader de sa communauté, aux yeux du groupe des dirigeants de la colonie.
Étienne Doré, le capitaine de milice
Les milices de la Nouvelle-France ont été dissoutes en 1760, et les miliciens forcés de rendre leurs armes aux nouveaux maîtres du pays; les ex-miliciens ont dû aussi prêter un « serment de neutralité » au souverain anglais. Mais cette règle a été appliquée plutôt lâchement par le gouverneur Murray qui a en outre utilisé les capitaines de milice comme intermédiaires entre l’administration coloniale anglaise et les Canadiens.
Les milices ont été reconstituées en 1775-76, sous l’autorité de la couronne anglaise, devant la menace de l’invasion américaine (on est alors en pleine guerre d’indépendance des États-Unis). Dans la région de Québec, une commission itinérante avait été d’ailleurs été mise sur pied pour « l’établissement des milices dans chaque paroisse, et l’examen des personnes qui ont assisté les rebelles » américains. (Source: document M. Juneau)
Les premières mentions du titre de capitaine de milice associées au nom d’Étienne Doré apparaissent dans le registre des mariages de Saint-Eustache, en 1802. Cette année-là, Étienne Doré et Marie Louise Coran marient leurs deux plus jeunes filles, Marie Josephe (Josette) avec Étienne Chaumette, maître-forgeron, le 15 février ; puis Euphrosine avec François Lefebvre Bellefeuille, notaire public, le 9 novembre. Les deux sont dites « filles majeures de sieur Étienne Doré, capitaine de milice ». Quatre autres enfants d’Étienne Doré se sont mariés entre 1788 et 1793, sans qu’on fasse mention du titre de capitaine de milice de leur père, qu’il n’avait sans doute pas à leur époque.
Il semble qu’Étienne ait eu accès au titre avant le 1er mars 1794. Selon le « Lower Canada’s Militia Officers 1812-15 » de l’historien militaire Luc Lépine, à cette date Étienne Doré était déjà capitaine du 2e Bataillon de la milice de Vaudreuil, dit de la Rivière-du-Chêne (autre nom utilisé à l‘époque pour Saint-Eustache). La même liste indique que son fils Étienne Doré est devenu lieutenant au même bataillon le 24 décembre 1808. Notons aussi que l’un des gendres d’Étienne père, Jean « John » Mackay, qui avait épouse la fille aîné d’Étienne, Marie-Louise Doré, en 1788, était lui aussi capitaine de milice. La famille Mackay comptait elle-même plusieurs officiers de milice et était liée, par des liens de mariage, à une famille importante et bien connue de Saint-Eustache, les Globensky; et les Globensky étaient aussi présents lors des mariages des filles Doré. Il n’était pas inhabituel en effet que les charges d’officiers de milice soient attribuées aux membres masculins de quelques familles qui avaient la confiance de la bureaucratie britannique. Dans un fascinant document publié dans son livre, l’historienne et archiviste militaire Michelle Guitard dresse la tableau des liens de parenté des officiers de milice au début du siècle. Les noms de plusieurs seigneurs, de membres de la liste civile, des parents immédiats, parents par alliance, cousins, beaux-frères, oncles tissent une véritable toile historique de la tête de la milice. (Source: Michelle Guitard, Histoire sociale des miliciens de la bataille de la Châteauguay, Direction des lieux et des parcs historiques nationaux, Parcs Canada, Environnement Canada, 1983.)
Étienne Doré était capitaine de milice durant la guerre de 1812-14 contre les Américains, mais comme la plupart des membres de la milice ordinaire (qu’on appelle milice « sédentaire »), il est peu probable qu’il ait vu le combat. Les miliciens canadiens qui ont participé au combat, comme les Voltigeurs de Salaberry à la bataille de la rivière Châteauguay, étaient des volontaires, des hommes plutôt jeunes qui avaient un entraînement militaire sérieux et portaient même un uniforme. Aux miliciens sédentaires, on confiait plutôt des tâches moins « glamour » comme l’entretien des lieux de garnison des soldats réguliers de l’armée britannique, qui eux étaient envoyés au front contre les Américains.
Mais Étienne n’était peut-être plus officier de milice en novembre 1814, au mariage de sa fille Archange avec Pierre Guy; en tout cas, le registre n’en fait pas mention même s’il lui laisse le titre de « Sieur » habituellement réservé aux notables et aux seigneurs. C’est vrai qu’il avait alors 75 ans. Son acte de sépulture, daté du 1er avril 1819 – il a lors 79 ans – porte cependant la mention « ancien capitaine de milice ». Étienne Doré fut inhumé dans l’église, à côté sans doute de son épouse Marie Louise Coron mise en crypte en 1810.
Selon les informations transmises par la Société d’histoire et de généalogie de Saint-Eustache en février 2020, il y a eu des enterrements dans la crypte de l'église de Saint-Eustache jusqu’en 1940. Les corps des défunts enterrés sous la dalle de l’église depuis le XVIIIe siècle s’y trouvent encore, n’ayant jamais été déplacés même dans les moments particulièrement agités qu’a connus cette église incendiée par les soldats anglais en 1837 et reconstruite sur ses ruines durant les années 1840. Il ne semble pas exister de liste des noms des personnes ensevelies là, mais on peut à tout le moins confirmer qu'Étienne Doré et Marie-Louise Coron y sont bien endormis côte à côte, à jamais, comme l'indique le registre des sépultures de Saint-Eustache.
1837-1838
Étienne Doré est mort en 1819; il n’a donc pas connu la pression montante entre les loyalistes et les patriotes qui mena aux événements de 1837-38, et à la bataille de Saint-Eustache, en décembre 1837.
Mais on peut imaginer les tensions familiales, les affrontements, les rupture même chez les Doré. Son seul fils, Étienne, était lui-même officier de milice. Sa fille aînée était mariée avec Jean Mackay, un officier de milice lui aussi comme plusieurs membres de sa famille; une autre fille était mariée avec François Bellefeuille, aussi capitaine de milice. Pierre Guy, le mari d’Archange, venait d’une famille de marchands importants dans la grande région de Montréal. D’autres liens familiaux avec les Bellefeuille, les Leclerc, les Dumont, les Globensky étaient aussi importants.
Parmi ses petits-fils d'Étienne, on trouve un Étienne Séraphin Doré, fils d’Étienne, mort le 14 décembre 1837 dans l’assaut de l’église de Saint-Eustache par les soldats du général Colborne et d’un bataillon loyaliste levé par Maximilien Globensky. Deux autres jeunes hommes de la famille Doré, Augustin et Jean, des fils de Joseph Doré et petits-fils de son frère Jacques-Philippe, moururent dans le même combat le même jour. L’Église catholique refusa leur enterrement en terre sacrée. Jacques-Philippe était le jeune frère d’Étienne, né un an après lui, à Saint-Augustin-de-Desmaures, qui avait migré dans la région de l'île Jésus à peu près en même temps.
Signalons en terminant qu’Étienne Doré, le prisonnier des Plaines d’Abraham, décédé à Saint-Eustache le 30 mars 1819, à l’âge de 79 ans, est l’ancêtre direct de Jean Doré, maire de Montréal entre 1986 et 1994, décédé le 15 juin 2015, à 70 ans. (Titre d'ascendance ci-contre)